Les mots et donc la langue sont des objets si particuliers qu’ils sont passionnants. Je n’ai pas étudié la linguistique, mais les mots sont une belle façon de décrire le monde et ses objets, de former des concepts et d’échanger… Dans chaque langue, littérature, poésie et toutes les œuvres créées forment un trésor d’une valeur inestimable.
Le mot n’est pas la chose comme l’on dit, le discours sur la « réalité » ne doit pas être confondu avec cette « réalité ».
Si vous n’avez jamais mangé de kiwis, je peux vous en parler pendant des mois, et vous en saurez beaucoup, mais vous n’aurez jamais l’expérience réelle du goût, de la texture, de la saveur de celui-ci…
La description, quelle qu’ait été sa précision, n’a pu transmettre l’expérience qu’elle décrit.
Ce qui ne signifie pas que l’objet prime forcément sur le concept qui le désigne. Lacan, dans son séminaire en 1954, a pris l’exemple éclairant du mot « éléphant » :
Rien qu’avec le mot éléphant et la façon dont les hommes en usent, il arrive aux éléphants des choses, favorables ou défavorables … avant même qu’on ait commencé à lever vers eux un arc ou un fusil.
…il suffit que j’en parle, il n’y a pas besoin qu’ils soient là, pour qu’ils soient bien là, grâce au mot éléphant, et plus réels que les individus-éléphants contingents. 1
Sans concertation internationale, il est probable que ces superbes animaux finiront exterminés par les braconniers (pour l’ivoire notamment) et par les crétins dit « chasseurs » que cela amuse de tuer.
Mais en fait, c’est hors de leurs terres que se joue leur survie : le concept « éléphant » peut nous toucher, car beaucoup d’entre nous n’en avons jamais vu et nous ne sommes pas allés en Afrique.
Si l’élan créé est assez fort dans l’opinion, le commerce de l’ivoire sera de plus en plus pénalisé et ils éviteront l’extinction.
Le mot, le concept « éléphant » aura sauvé la réalité qu’il décrit : les éléphants en Afrique…
Lorsqu’on voyage, surtout dans des pays lointains, il est clair que la langue induit une façon de penser différente et donc un rapport au monde qui peut être différent.
L’année dernière, je me souviens avoir déambulé dans Tokyo avec cette étrange sensation lorsqu’on ne comprend absolument rien ni aux nombreuses enseignes ni aux discussions environnantes.
Même si une généralisation est toujours hâtive, il est clair que le tokyoïte de base ne pense pas tout à fait comme le parisien de base ;-)…
Ces différences de langage n’ont rien d’étonnant pour les objets, il est évident à l’oreille que le mot kangourou n’a pas une racine latine ou grec, et c’est bien normal, cet animal leur était inconnu puisqu’ils n’existent qu’en Australie.
C’est plus amusant pour les concepts, les idées, si un mot n’a pas d’équivalent direct dans une autre langue, le concept n’existe pour ainsi dire pas. Il est donc absent de la vie de tout un chacun.
C’est l’exemple frappant du mot d’origine sanscrite Shunyata qui pointe vers la « vacuité ». Concept d’ailleurs mal compris par les premiers traducteurs occidentaux (qui ne savaient pas clairement de quoi ils parlaient, pas d’expérience en tous cas), et qui l’avaient traduit par « vide », faisant du bouddhisme une sorte de nihilisme, ce qui est vraiment un contresens.
Un autre mot m’est venu à l’esprit en ce début d’année, propice aux petits bilans et résolutions, c’est un mot japonais : ikigai.
Il n’a pas de traduction directe, « Iki » signifie vie et « gai » signifie en gros la réalisation de ce que l’on espère, le terme est fréquemment traduit par « raison d’être« .
Tout le monde, selon les japonais, a un ikigai. La découverte de celui-ci exige une recherche profonde et souvent longue en soi. Une telle recherche est considérée comme étant très importante, puisqu’on estime que la découverte de son ikigai apporte la joie et le sens à notre vie.
Dans l’article nommé (« Ikigai : le processus de permettre aux possibilités de notre être de fleurir« ) Kobayashi Tsukasa dit que
Les gens ne peuvent sentir leur ikigai réel seulement quand, sur la base de la maturité personnelle, de la satisfaction de désirs divers, de l’amour et du bonheur, des rencontres avec d’autres et un sentiment de la valeur réelle de la vie, ils se dirigent vers leur réalisation personnelle.
Il emploi le mot « sentir » qui montre bien qu’il ne s’agit pas seulement d’une recherche intellectuelle.
Pour avancer dans cette quête, si elle vous parait digne d’intérêt, un schéma accompagne généralement les développements sur l’ikigai :
A sa lecture, on entrevoit, comme souvent dans les symboles, que le centre est la destination, mais que nous sommes souvent (égarés ?) à la périphérie.
Ainsi, la profession, une activité où vous pouvez être payé et à laquelle vous êtes donc suffisamment bon, mais que vous n’aimez pas vraiment ou dont le monde n’a pas besoin en priorité.
Après une petite réflexion, certains se reconnaitront !
Cela me rappelle une citation du Dalaï Lama :
La planète n’a pas besoin de gens qui » réussissent ». La planète a désespérément besoin de plus en plus de faiseurs de paix, de guérisseurs, de conteurs d’histoires et de passionnés de toutes sortes.
De même pour la vocation, vous avez trouvé une activité qui vous plait, elle parait utile au monde mais bizarrement (selon vous) vous n’arrivez pas à en vivre…
Au final, il s’agit donc de trouver sa véritable « raison d’être », à Okinawa, pour ikigai, ils disent « sa raison de se lever le matin », sous-entendu : joyeusement !
N’y aurait-il donc pas quelque chose que vous aimez, à quoi vous êtes bon, dont le monde a besoin en vérité et qui vous permettrait de vivre ?
Passion, mission, vocation et profession peuvent-ils coïncider ?
C’est en réalité une quête subtile et il faut une certaine expérience de la vie. Sans elle, notre ikigai ne se révélera pas. Pourtant certains choix décisifs sont faits très tôt (à l’école)…
Quelle est donc notre véritable place ? C’est la vie qui peut nous le montrer : Qu’est-ce qui nous plait vraiment et qui créé une belle dynamique en nous ?
Avant de mourir, d’autant que la date de notre mort est inconnue, qu’avez-vous vraiment envie de faire de votre vie ?
La vie peut être une vraie dynamique, mais si l’on est tiède, les résultats le sont également et les évolutions seront minimes.
Or c’est une banalité, mais elle n’en est pas moins vraie, le temps de la vie passe vite.
Si vous trouvez votre ikigai, vous le saurez, car il amène cette joie de vivre, paisible et heureuse, qui fait que chaque nouveau matin est une joie pleine de potentialités infinies…
Mon vœu pour cette nouvelle année est donc que chacun d’entre vous prenne le temps de rechercher et je l’espère de trouver son ikigai…
…pour vous-même et pour le monde !
- Jacques Lacan, Le séminaire, livre I. ↩
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